Saint-Exupéry, un style imagé

par Jocelyne-Éléonore MAROT DE LASSAUZAIE




La villa Marie-Madeleine, à Saint-Raphaël (aujourd’hui disparue)

           Pour comprendre certaines références à des lieux ou des objets en rapport avec la famille de Saint-Exupéry, ou Saint-Exupéry lui-même, voici quelques précisions.
           En 1946, la tante maternelle de Saint-Exupéry, Marie-Madeleine de Fonscolombe, décida de laisser sa maison de Saint-Raphaël pour prendre sa retraite à Cannes. Mon père, pilote de l’Aéronavale, gravement blessé pendant la guerre, reçut la proposition d’en devenir locataire, ayant été détaché à la base de Saint-Raphaël.
           Cette grande maison blanche, Second Empire, fut celle de ma petite enfance et souvent Mlle de Fonscolombe venait nous rendre visite, retrouvant le souvenir des réunions familiales qui s’y étaient déroulées en présence d’Antoine de Saint-Exupéry. Antoine avait le même regard très ouvert et sensible qui constituait le charme essentiel de sa tante. Un regard qui questionnait silencieusement, posé sur autrui, comme en attente.
           Dans sa retraite, Marie-Madeleine de Fonscolombe avait choisi quelques meubles. Mais elle proposa à mes parents de garder du mobilier et des bibelots que j’ai reçus en héritage. Ainsi ferai-je référence – dans mon étude   "Richesse des images" – au symbolisme du berger, car je possède encore les bergers sulpiciens de la crèche devant laquelle s’inclina Saint-Exupéry, à la villa Marie-Madeleine de Saint-Raphaël. Crèche qui fut celle de mon enfance et que je reconstitue chaque Noël avec des santons à l’antique.
           Ce retour sur le passé a séduit le comte Jean d’Agay et son frère François – petits-neveux de Mlle de Fonscolombe et neveux de Saint-Exupéry, leur mère étant Gabrielle de Saint-Exupéry, sœur d’Antoine, – qui ont connu ma famille. Je les remercie d’avoir fait le déplacement depuis Agay pour partager des souvenirs.

          



Santons sulpiciens de la crèche de Mlle de Fonscolombe

Le style imagé de Saint-Exupéry

           Pour évoquer « le style imagé » de Saint-Exupéry, nous aborderons en premier l’importance que révèle, dans son romanCourrier Sud, la maison familiale qui voit s’épanouir l’enfance.
           Ainsi, le héros Jacques Bernis, de Courrier Sud, ce voyageur du bout du monde, médite sur son passé enraciné dans une terre qui porte « une villa blanche entre les pins » (page 9), comme cette maison de Saint-Raphaël, aujourd’hui disparue… Mais, bien sûr, plus nombreuses sont les références aux demeures ancestrales évoquées dans un éclairage tamisé d’arbres, telle « cette maison à travers les tilleuls épais », ou « cette demeure [dont] nous nommions [les] générations présentes – l’équipe de garde ! » (page 61). Et le narrateur, ami d’enfance du pilote Bernis, reconnaît qu’à chaque visite « Nous nous sentions repris par cette vieille ritournelle, par cette vie faite de saisons, de vacances, de mariages et de morts. Tout ce tumulte vain de la surface » (page 61). À chaque retour, ils admiraient la solidité « de l’épaisseur des murs » (page 19), conquis par des allégories généreuses : « Ces poutres énormes qui défendaient contre Dieu sait quoi […] Si. Contre le temps. Car c’était chez nous le grand ennemi. On s’en protégeait par les traditions. Le culte du passé […] Travail obscur des choses […] Vieille écorce des choses sous laquelle se trouvait, nous n’en doutions pas, autre chose. Ne serait-ce que cette étoile, ce petit diamant dur. » Et les adolescents qu’ils étaient ne doutaient pas d’accomplir des exploits les menant « vers le Nord ou le Sud » (page 62). Rêve qui s’illustre dans un seul verbe : « Fuir ».

           C’est la vie même qui a ainsi forgé sa personnalité à Saint-Exupéry, avec cette tendresse pour des lieux visités, habités, reconnus… Rappelons-nous qu’à la mort de son époux, en 1904, la mère d’Antoine, qui est le troisième des cinq enfants orphelins, s’installe au château de la Môle, propriété de son père Charles de Fonscolombe. Jusqu’en 1907, date de la disparition de ce grand-père maternel, Saint-Exupéry va grandir au contact d’une nature méditerranéenne, à l’abri des murs solides de cette bâtisse, au corps central flanqué de tours trapues. Ensuite, c’est au château de Saint-Maurice-de-Rémens que s’éveillera son imagination qui ornera ses romans de considérations nostalgiques. Enfin, la grande et blanche maison de villégiature à Saint-Raphaël, aujourd’hui disparue, abrita les dernières années de sa grand-mère aux côtés de Marie-Madeleine de Fonscolombe, sa tante. Quand il se souvient, dans Courrier Sud, des « meubles déposés là, non par l’homme, le marchand, mais par le temps ; ces meubles [qui] ne meublaient pas le salon, mais [la] vie », l’écrivain feuillette un livre d’images privées, que sa vocation de pilote de ligne va enrichir d’expérience et de méditation. Ses ouvrages Courrier Sud, Vol de Nuit, les articles qui constituent Terre des Hommes révèlent un style émaillé de comparaisons et de métaphores qui livrent les secrets d’une profession exaltante.
           Alors l’avion, « cet instrument – écrit-il au chapitre “L’Avion et la Planète” – nous fait découvrir le vrai visage de la terre », un monde qui s’étire entre l’Afrique et l’Amérique.
          Alors il visite les étoiles, jusqu’au jour où un petit prince descend à sa rencontre, de l’astéroïde B 612, pour l’apprivoiser.
          Dans un premier temps, nous rappellerons les schémas narratifs des romans Courrier Sud et Vol de Nuit. Nous présenterons brièvement Terre des Hommes.
           Puis nous aborderons le style imagé qui particularise le héros central de toute l’œuvre, c’est-à-dire le pilote, explorateur aérien de la Terre, de ses paysages variés selon les continents et les éclairages… ce pilote perdu un jour dans le désert, qui rencontre l’enfant des étoiles, petit prince raconté, décrit et même dessiné. Ainsi nous conclurons notre étude dans une permanence de l’image.

Schémas narratifs

Courrier Sud

           Fondée en septembre 1918, basée à Toulouse, la Compagnie aérienne Latécoère est la plus ancienne du monde. En octobre 1926, bien qu’il ait un brevet de pilote de transport, depuis son entrée à la Compagnie aérienne française, Saint-Exupéry commence un apprentissage de mécanicien à l’aéroport Toulouse-Montauban, sous l’autorité du chef d’exploitation, Didier Daurat. Bientôt il exécute des vols d’essai sur des avions Bréguet. Le voici pilote aux côtés de Mermoz, Guillaumet, Riguelle… Puis il est appelé à convoyer son premier avion de courrier pour Alicante.
           Pendant six mois il assume les liaisons Toulouse-Casablanca et Casablanca-Dakar. Son vol initial vers l’Afrique, effectué avec le pilote Riguelle, se termine en atterrissage forcé dans le désert. Guillaumet pilote l’avion accompagnateur. Chargeant Riguelle et le courrier, Guillaumet repart en laissant sur place Saint-Exupéry avec deux pistolets car les tribus maures sont en dissidence. C’est alors l’imprégnation saisissante et onirique d’une solitude qui doit tout son mystère au désert ; un Sahara dont le langage se décrypte dans des signes furtifs, des sons dérobés au silence ; un premier rendez-vous clandestin volé à la Providence.
           Le 19 octobre 1927, Saint-Exupéry est nommé chef d’aéroplace à Cap-Juby, pour dix-huit mois. Il y mène de front « son métier d’aviateur, d’explorateur et d’ambassadeur », comme il l’écrit à sa mère. Didier Daurat a réalisé l’acheminement du courrier à travers l’Atlantique Sud. L’aventure nocturne du courrier est devenue une affaire courante, même si l’angoisse étreint les pilotes la veille des départs. Le seul langage qui unit les hommes est celui des messages radio. Et c’est sur un message radio que débute le roman Courrier Sud, publié en 1929 : « Par radio. 6h10. De Toulouse pour escales : courrier France-Amérique du Sud quitte Toulouse 5h45 - Stop ».

           Le roman est divisé en trois parties. La première partie se compose de quatre chapitres qui situent l’action avec ce télégramme. Puis le territoire que foulent les hommes s’agrandit vers l’espace où bientôt – pilotes – ils s’envoleront. Le ciel est une attente. Le ciel est un des mots clés du style imagé de Saint-Exupéry. « Un ciel pur comme de l’eau baignait les étoiles et les révélait. Puis c’était la nuit. Le Sahara se dépliait dune par dune sous la lune ».
           Cette vision est celle de tous les pilotes comme le soulignent les adjectifs possessifs au pluriel : « Sur nos fronts cette lumière de lampe […]. Sous nos pas assourdis, c’était le luxe d’un sable épais […] Et nous marchions nu-tête, libérés du poids du soleil. La nuit : cette demeure… » (page 3).
           La phrase reste inachevée et conclut le premier paragraphe. Elle implique le lecteur dans une double découverte : d’une part, les pilotes assurent le transport du courrier de nuit ; d’autre part, ils habitent un monde aux frontières repoussées par l’immensité, car « les plus proches voisins, ceux de Cisneros, de Port-Étienne, étaient, à sept cents, mille kilomètres pris aussi dans le Sahara comme dans une gangue ».

Ce monde est Cap-Juby en Mauritanie.

           Le deuxième chapitre initie la rencontre avec le personnage Bernis. Se préparant à voler, il endosse avec ses vêtements « chandails, foulard, combinaison de cuir, bottes fourrées » son métier de pilote. Automate expérimenté, intelligent, Jacques Bernis capte l’attention par sa maîtrise de l’avion, du vol. Mais une petite phrase ouvre une brèche dans ce compte rendu officialisé de précisions : « Toulouse 5h30… Toulouse 5h45… Dans cinq heures Alicante, ce soir l’Afrique […] voici l’Espagne ». Douze paragraphes qui scandent le rythme d’une occupation professionnelle de pilote aux commandes. Mais aussi « Il songe qu’il est seul […] Et pourtant, sous les gants épais des mains merveilleuses qui savaient, Geneviève, caresser du revers des doigts ton visage » (pages 6-7). Ce prénom féminin enrichit le domaine de l’exploit – celui des aviateurs livrant le courrier – d’une aventure sentimentale qui va livrer ses secrets au fil du récit.
           Le troisième chapitre donne la parole au narrateur, ami d’enfance de Bernis, qui le conseille comme Guillaumet l’avait fait avec Saint-Exupéry : « Tu devais, à l’aube, prendre dans tes bras les méditations d’un peuple. Dans tes faibles bras. Les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau. Courrier précieux, t’avait-on dit, courrier plus précieux que la vie » (page 8). En enseignant les traquenards d’une aventure en plein ciel ; en donnant des repères sur une carte, le narrateur se rappelle : ‘Dès ta première permission [Bernis] tu m’avais entraîné vers le collège […] Je me souviens avec mélancolie de cette visite à notre enfance ». Ce retour vers leur jeunesse est une ancre jetée dans un limon profond qui porte le germe du drame sans en révéler la cause.

           Cette première partie se termine au quatrième chapitre qui replace le pilote Bernis aux commandes de son avion et le texte précise d’un style lapidaire : « Fini. Trente mille lettres ont passé » (page 14). Cependant est annoncé un retour sur le drame qu’a pressenti le narrateur. La fin du chapitre explicite la suite : « Dans une heure le phare de Tanger luira : Jacques Bernis, jusqu’au phare de Tanger, va se souvenir ».

           La deuxième partie du roman est le début d’une narration qui est faite par le narrateur, ami de vacances et de collège : « Je dois revenir en arrière, raconter ces deux mois passés, autrement qu’en resterait-il ? »

Quatorze chapitres démêlent alors une intrigue amoureuse qui a brisé Bernis.

           Jacques Bernis a retrouvé leur amie de jeunesse, Geneviève, « la fée » sereine, qui ne rougissait pas quand les garçons effrontés lui demandaient : « Qu’est-ce qu’un amant ? » Geneviève a épousé Herlin, « Cet homme [qui] pousse en avant un personnage qu’il se compose ». Ils ont eu un enfant, âgé de cinq ans, qui va mourir. Cette mort sera la cause d’une liaison fugace, car Geneviève cherche à oublier son désespoir en acceptant de fuir avec Bernis. Mais leur couple éphémère dérive et chacun reprend sa route. " Cette décision, pensait Bernis, cette décision a été prise en dehors de nous". Le mari de Geneviève étant absent, il ignorerait leur fugue et « tout s’arrangerait », conclut l’amant amer. Constat lucide sur une si brève liaison…

           La troisième partie reprend le fil d’un quotidien qui imbrique les pilotes en action et le retour de Bernis auprès de son ami, chef d’aéroplace. Huit chapitres consacrés aux vols, aux accidents et aussi aux confidences. Car on apprend un furtif voyage de Bernis à la maison de famille de Geneviève, là où il la pressentait réfugiée après son errance douloureuse et son choix de rompre toute amarre. Mais, entré subrepticement dans la grande demeure, à l’écoute d’une vie qui semblait s’épuiser, le visiteur avait surpris des bribes de phrases échangées par des familiers auxquels il ne s’était pas fait découvrir. Bernis avait compris que Geneviève était en train de mourir. Secrètement il avait franchi le seuil de la chambre. Penché sur le corps alité, il avait confronté sa tragique surprise à un regard éperdu « qui fouillait dans ses souvenirs. Elle s’accrochait à sa manche comme un naufragé […] Elle lui serre les doigts pour l’appeler : il ne peut lui être d’aucun secours […] Il s’évada. »

           « Et Bernis – conclut le narrateur – me résumait toute l’aventure : j’ai essayé […] d’entraîner Geneviève dans un monde à moi. Tout ce que je lui montrais devenait terne, gris » (page 67).

           On a souvent reconnu dans cet amour déçu la rupture que Saint-Exupéry avait eue avec Louise de Vilmorin dans l’incommunicabilité des caractères, sinon par la gravité des éléments dramatiques. Ce qui intensifie peut-être l’échec sentimental du personnage Bernis. Le souvenir de cette désillusion pesait sur l’écrivain rédigeant ce roman en pleine activité à Cap-Juby. Il avait des difficultés à camper son personnage central dans l’écartèlement entre la mémoire et les réalités de son métier. Sans amertume envers Louise, Saint-Exupéry créait Geneviève qui s’ancrait dans des souvenirs d’adolescent et d’homme, parée d’une lumière cruelle ou douce, tout en nostalgie d’un irrémédiable échec. L’avant-dernier chapitre est un adieu du narrateur-confident au pilote Bernis, perdu dans le désert « Sur [une] dune, les bras en croix et face à ce golfe bleu sombre et face aux villages d’étoiles, cette nuit, tu pesais peu de chose ». Devant ce corps crucifié l’ami médite : « Le fil de la vierge de mon amitié te liait à peine : berger infidèle j’ai dû m’endormir ».

           Le roman se termine comme il a débuté, par un message radio : « De Dakar pour Toulouse : courrier bien arrivé Dakar. Stop ».

           Ce résumé resitue le roman et son intrigue. Mais il a une valeur particulière car c’est à travers la tragique expérience amoureuse de Bernis que Saint-Exupéry révèle l’importance qu’il accorde aux images.

           Pour arracher Geneviève à sa vie d’épouse déçue, à sa douleur de mère, un jour, Bernis « se penche vers elle et parle avec douceur. A cette image qu’il donne de lui […] elle veut bien s’efforcer de croire. Elle veut bien aimer l’image de l’amour : elle n’a que cette faible image pour la défendre » (page 37). Puis Bernis choisit de l’enlever en voiture car « Il avait préféré sa voiture à cause de l’image qu’elle donnait de la liberté » (page 37). Et quand leur fuite devient un échec du fait de circonstances malencontreuses « Il se calmait par des images » : la réconforter, la chérir. « Mais combien la vie immédiate s’ajustait mal à ces images. Ces images, il fallait chaque fois les renouveler. Et chaque fois elles perdaient un peu de leur évidence, ce faible pouvoir, qu’elles contenaient, de prendre corps » (page 40). Une distanciation s’établit du doute qui envahit Bernis à ses actes répétés pour sauver leur amour : « Il savait bien qu’il avait cédé encore à des images », constate-t-il en ramenant Geneviève chez elle. Et Saint-Exupéry s’interroge à travers son personnage sur la puissance des images qui bouleversent et transfigurent les sentiments, les impressions : « Mais les images, de quelle profondeur viennent-elles ? […] Il souffrirait plus tard en confrontant quelques images » (page 42).

           Ce pouvoir de l’image que Saint-Exupéry traduit dès le roman Courrier Sud, se retrouve dans Vol de Nuit quand le pilote Fabien, pris dans un cyclone, ne peut plus commander ses mains accrochées au manche et qu’il se parle tout haut à lui-même craignant qu’elles ne s’ouvrent, laissant l’avion à la dérive du vent. Alors, précise Saint-Exupéry : « Fabien s’effraya de s’être permis de tels mots, car il crut sentir ses mains, cette fois, obéir à l’obscure puissance de l’image, s’ouvrir lentement, dans l’ombre, pour le livrer ». Le livrer au cyclone et à la mort, comme si l’image anticipait sur l’esprit qui la conçoit et, une fois conçue, dominait la volonté.

Vol de Nuit

           Le roman Vol de Nuit publié deux ans après Courrier Sud, en 1931, reçut le prix Femina et connut un immense succès… jusqu’à la création, en 1933, du parfum des frères Guerlain ! Présenté dans un flacon carré, sculpté d’un faisceau d’hélices en rotation, Vol de Nuit est un parfum « boisé, épicé, irisé » dont la composition est un subtil mélange de vanille, de jonquille, d’épices, de mousse de chêne et de galbanum. Un parfum léger et provocateur à la fois. Sa vogue fut immédiate. De même, le film tourné en Amérique, en 1934, avec Clark Gable comme vedette phare, connut une réussite commerciale outre-Atlantique et battit un record de durée en France puisqu’il resta à l’affiche pendant dix ans !

           Vol de Nuit est constitué de vingt-trois chapitres qui décrivent l’Aéropostale sous la direction de Rivière «responsable du réseau entier», «vieux lutteur», à la forte personnalité. L’intrigue n’étant pas romanesque, nous soulignerons simplement l’architecture narrative fondée sur les vols des courriers de nuit : « Les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay [qui] revenaient du sud, de l’ouest et du nord vers Buenos Aires. On y attendait leur chargement pour donner le départ, vers minuit, à l’avion d’Europe » (page 84).

           Dans cette fiévreuse activité, des personnages jouent un rôle précis : les pilotes, comme Pellerin et surtout Fabien ; le nouvel inspecteur Robineau ; les silhouettes anonymes des radios navigants ; le mécanicien Roblet et la femme de Fabien… Fabien dont les derniers mots captés seront « rien voir », et qui disparaît au-dessus des nuages dans une fantasmagorie de lumière.
          Le dernier chapitre se termine sur : « Victoire… Défaite… ces mots n’ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images et prépare déjà de nouvelles images ». Nous retrouvons encore cette référence à une reproduction exacte ou une représentation analogique des êtres et des choses qui ornent le style et singularisent l’idée.

Terre des Hommes

           Pour éclairer notre étude des romans Courrier Sud et Vol de Nuit, nous citerons à l’occasion Terre des Hommes, paru en librairie en février 1939. C’est un ouvrage constitué d’articles qui reprennent des thèmes et des anecdotes déjà évoqués dans les livres précédents, sous les huit titres : « La Ligne – Les Camarades – L’Avion – L’Avion et la Planète – Oasis – Dans le désert – Au centre du désert – Les Hommes ». Les méditations de Saint-Exupéry s’approfondissent. Il évoque ses amis, la nature généreuse de l’homme dont « [la] grandeur est de se sentir responsable ». Il désavoue l’esclavage en vigueur ; se montre écologiste avant l’heure dans son hymne à l’eau des cascades de Savoie qui émerveille les chefs Maures, visiteurs occasionnels de la France. Document, essai, cet ouvrage sera couronné par l’Académie française.

Richesse des images

Terre des Hommes

           Dans l’introduction de Terre des Hommes Saint-Exupéry explique l’importance que prennent les images dans sa mémoire, gravées en souvenirs qui sont une prise de conscience : « J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine. Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience » (page 140).

           Le style imagé de Saint-Exupéry se construit essentiellement en comparaisons et en métaphores. L’outil grammatical autour duquel s’articulent les comparaisons est le plus souvent « comme ». Les métaphores relèvent davantage de « cette profondeur » qui intriguait Bernis dans Courrier Sud et dont l’écrivain suggérait qu’elle correspondait à la vérité affective de chaque être. Ainsi, s’il souffrait plus tard, en se rappelant des circonstances, des échecs, cette souffrance jaillirait d’une confrontation d’images. Car l’image porte en soi un symbolisme.

           En 1919, après son échec à l’oral de l’École navale, Saint-Exupéry était entré aux Beaux-Arts, en discipline d’architecture. Si ce passage rapide aux Beaux-Arts n’a pas semblé le séduire particulièrement, on remarque cependant sa prédilection pour des paysages brossés en couleurs contrastées, à partir d’une perspective verticale. Surtout par une juxtaposition de l’ombre et de la lumière ou un fondu enchaîné, qui n’est pas grisaille, mais tremblement d’une aube indécise ; réalité ou symbole. Et on sait l’importance accordée au dessin des ombres, en architecture, à une époque où l’électronique ne facilitait pas la tâche.

           De même on croit reconnaître son goût pour l’esquisse dans les images fugaces de la Terre ou d’une silhouette : homme, avion ou pilote dans l’avion. Et parfois son vocabulaire se répète comme un crayon qui dessine, corrige, souligne. Son style emprunte beaucoup au lexique marin, aux rapprochements entre la navigation aérienne et maritime.

           Pour saisir au mieux cette richesse d’images, nous n’établirons pas une comptabilité des comparaisons et des métaphores, qui parfois s’entremêlent dans une fulgurance de visions descriptives. Nous accompagnerons plutôt l’écrivain dans sa quête d’une découverte à travers le personnage du pilote – puis du monde terrestre contrasté qu’il survole : cet espace aérien qui l’emporte, souvent à la dérive des éléments en fureur, par temps diurne ou nocturne.

Richesse des images

           Notre premier contact avec le pilote se réalise dans Courrier Sud. Bernis est avant tout un poids, « son corps endormi pèse […] Les mains encombrées de sa montre, de son altimètre, de son porte-carte, les doigts gourds sous les gants épais, il se hisse lourd et maladroit jusqu’au poste de pilotage […] une fois en place, tout s’allège » (page 5). Au décollage, le pilote « vent debout […] tire à lui la manette des gaz. L’avion, happé par l’hélice, fonce ». Mais cet avion, qui est pour la première fois décrit au chapitre II, le pilote en capture une image très conquérante, presque hostile puisqu’il «regarde le capot noir appuyé sur le ciel, à contre-jour, en obusier». Et que «derrière l’hélice, un paysage d’aube tremble» (page 6). Le fuselage « en obusier » est une référence guerrière que Vol de Nuit reprend dans le dernier chapitre. C’est alors Rivière, l’agent de réflexion, qui guette le bruit du nouveau courrier qui va effacer la mort de Fabien et redonner un sens à l’Aéropostale : « […] et Rivière qui reprend sa lutte, veut l’entendre. L’entendre naître, gronder et s’évanouir, comme le pas formidable d’une armée en marche dans les étoiles » (page 136). D’ailleurs, l’équipement vestimentaire du pilote est comparé à « une armure » par la femme de Fabien, qui l’aide à s’habiller (Vol de nuit, page 108).

           Hormis cette métaphore guerrière initiale dans Courrier Sud et celle qui conclut Vol de Nuit, les images décrivant l’avion demeurent froidement réalistes : l’avion, au sol, est matière inerte. Au quatrième chapitre de Terre des Hommes Saint-Exupéry écrira : « L’avion est une machine […] un instrument d’analyse ». Le deuxième chapitre de Vol de Nuit propose même la comparaison d’un « Capot lourd comme un chaland » (page 84). Il est captif du ciel, de « l’air immobile [qui] l’a pris comme une gangue […] Serré dans le vent l’avion dure […] Il avance lentement en creusant son trou dans un cristal […] » (page 9). Cependant, conclut Saint-Exupéry, « On sort de l’avion comme d’une chrysalide ». Donc la machine enclenche une transformation de l’être, un renouveau ou une naissance.

           Bernis prend possession de l’habitacle "cherchant l’inclinaison du dos, la position exacte du coude qui sont nécessaires à sa paix" (page 6). De même Fabien se recrée un espace. Cet enfouissement dans la machine domptée, Saint-Exupéry le décrit remarquablement dès le premier chapitre de Vol de Nuit. Fabien « enfouit sa tête dans la carlingue […] Il se découvrait solidement assis dans le ciel […] Maintenant il s’était recomposé un monde, il y jouait des coudes pour s’y installer bien à l’aise » (page 83). Alors quel prodige transforme la machine pesante, « le chaland » de l’espace aérien ? Une personnification libère le mystère : Fabien « effleura du doigt un longeron d’acier et sentit dans le métal ruisseler la vie : le métal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur faisaient naître dans la matière un courant très doux, qui changeait sa glace en chair de velours » (page 83).

           La chrysalide est vivante par la larve qu’elle contient. Quand la larve la quitte, elle devient une écorce, un habillage. C’est le pilote qui crée la vie, la détient. L’homme discipline la machine qui obéit. Le renouveau ou la naissance symbolise une fonction humanitaire : « Je ne suis plus qu’un ouvrier », avoue Bernis en pensant qu’il « établit le courrier d’Afrique. Et chaque jour, pour l’ouvrier, qui commence à bâtir le monde, le monde commence » (page 7). Ouvrier, le pilote exécute des ordres.

           Cependant sa responsabilité dimensionne le personnage qui revêt un caractère sacré par l’image du berger. « Une nuit dans le Sahara peuplé d’étoiles, comme [Bernis] rêvait à ces tendresses lointaines, chaudes et couvertes par la nuit, par le temps, comme des semences, il eut ce brusque sentiment : s’être écarté un peu pour regarder dormir. Appuyé à l’avion en panne, devant cette courbe du sable, ce fléchissement de l’horizon, il veillait ses amours comme un berger ». Amours charnelles, amour du métier, affection de l’ami qui regrette devant la dépouille crucifiée du pilote brisé par l’accident : « berger infidèle j’ai dû m’endormir », c’est tout le symbolisme du Bon Pasteur qui prévaut. Dans Vol de Nuit cette image du berger vivifie le travail dont est chargé Fabien qui pense, en arrivant à Buenos Aires : « Il eût pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade, presque comme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser, d’un troupeau à l’autre : il allait d’une ville à l’autre, il était le berger des petites villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui venaient boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine » (chapitre premier, 3e §). On peut s’interroger sur cette comparaison et construire des hypothèses qui accréditeront un symbolisme religieux, au message fraternel… Peut-être, tout simplement, Saint-Exupéry avait-il été marqué dans son enfance par un enseignement qui se confondait avec une réalité consolatrice : celle de la crèche familiale de sa tante Marie-Madeleine de Fonscolombe, à la villa de Saint-Raphaël, crèche qu’il avait dû souvent contempler, avec ses santons sulpiciens, graves, comme le berger enveloppé de sa cape, son chien fidèle à ses côtés… ou le berger agenouillé, vêtu de fourrure rustique, le grand chapeau provençal à la main. On sait aussi que le berger Titus (Tite), du château de la Môle, captivait son intérêt quand il avait cinq à sept ans. Ce qui en résulte est un rapprochement figuratif qui touche la sensibilité du lecteur.

           À ces images de l’ouvrier et du berger s’ajoutent des comparaisons et des métaphores qui densifient les héros Bernis de Courrier Sud et Fabien de Vol de Nuit.

           Bernis, par exemple, écrit au narrateur, son ami : « J’étais ce sourcier dont le coudrier tremble et qu’il promène sur le monde jusqu’au trésor » (page 18). Le narrateur complète, dans ses méditations : nous sommes « des conquérants […] des veilleurs » (pages 81-84). Dès leur adolescence rêveuse, « Ils avaient déjà [des] manteaux lourds [qui] capitonnaient le monde et [leurs] âmes de voyageurs veillaient au centre [d’eux]-mêmes » (page 10).

           Néanmoins, le portrait que fait Saint-Exupéry du pilote conserve un réalisme saisi sur le vif quand il montre Bernis descendant de l’appareil, « rouge à cause du vent qui lui avait, dix heures, massé les joues. Des gouttes d’eau coulaient de ses cheveux. Il sortait de la nuit comme un égoutier de sa caverne avec ses bottes lourdes, son cuir et ses cheveux collés au front ». La vie rampante qu’il retrouve avec la terre, Bernis la décrit dans une envolée de précisions et d’association inattendue avec le sol : « Je faisais des pas allongés, flexibles, pour me délasser du pilotage et je riais d’avoir rejoint mon ombre : l’atterrissage » (page 18).

           Le voici revenu à l’escale de Cap-Juby. « Pendant le retour, un paysage [s’était bâti] autour de lui, comme une prison. Les sables du Sahara, les rochers d’Espagne, étaient peu à peu retirés, comme des vêtements de théâtre […] Bernis directement posé au sol revenait au pays par le sentier le plus intime, les mains dans les poches, sans valise, pilote de ligne […] Alors il prenait pied sur un vrai sol, archange triste » (page 16-17).

           La vie normalisée à nouveau par ce contact avec un sol ingrat, le pilote perd son prestige : il « n’était plus [qu’] habillé d’un veston qui sentait le camphre ». Et si, face aux autres, il se distingue encore par « son manteau [qui était] comme un vêtement d’explorateur » (page 15), c’est que ces hommes « restaient prisonniers d’eux-mêmes », alors que lui, il restait « ce fugitif, cet enfant pauvre, ce magicien ».

           On se rappelle l’incorporation de Saint-Exupéry au 2e régiment d’aviation de Strasbourg, en 1921, et qu’un compagnon de chambrée lui avait insufflé une véritable fascination pour la prestidigitation qu’il pratiqua toute sa vie comme un talent de société. La métaphore du « magicien » associée à « l’enfant pauvre » approfondit d’expérience cette vision d’un théâtre où le pilote, revenu sur la scène de la vie, n’est qu’un interprète factice.

           Cependant Vol de Nuit dimensionne le coursier du ciel tel un prince qui juge, admoneste, domine. C’est le pilote Pellerin qui arrive et prend une pause prolongée avant de descendre : « Probablement il écoutait encore tout le bruit du vol passer en lui […] Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les considéra gravement, comme sa propriété ; il semblait les compter et les mesurer et les peser […] Il tenait ce peuple dans ses larges mains, comme des sujets » (P 87).

           Pourtant, à tout bien considérer, hormis les responsabilités, le dressage de la machine en plein vol qui fait parfois des écarts « comme une jument ombrageuse » (Courrier Sud, page 56), revenu parmi les hommes, le pilote ne connaît qu’une vie d’errance. Bernis, comme tous les pilotes, recevait ses affectations « la veille au soir […] Il fallait, la nuit même, dénouer ses liens, clouer ses caisses, déshabiller sa chambre de soi-même, de ses photos, de ses bouquins et la laisser derrière soi, moins marquée que par un fantôme » (P 9).

           Alors, qu’en est-il de ses amours ? Eh bien ! « Il fallait quelquefois, la nuit même, dénouer deux bras […] et se dire : voilà qu’elle accepte, elle pleure ». Les femmes conservent les contours flous de silhouettes à peine apprivoisées. Le grand voyageur des espaces interstellaires est qualifié de « mystérieux compagnon de voyage » qui s’apitoie brièvement : « Ô femme après l’amour démantelée et découronnée du désir de l’homme. Rejetée parmi les étoiles froides. Les paysages du cœur changent si vite […] » (Courrier Sud, pages 49-50). L’épouse légitime a droit à des échanges plus honorables. Celle de Fabien l’habille au matin du départ – le dernier ! « Elle-même bouclait cette ceinture, tirait ces bottes ». Lui, il part vers « sa conquête ». Elle, « elle restait là. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette douceur, qui n’étaient pour lui qu’un fond de mer » (Vol de Nuit, page 108-109). Et quand Fabien disparaît, Rivière songe, face à l’épouse devenue veuve, que « cet amour à peine lui fut prêté, comme un jouet à un enfant pauvre » ; mais la construction de la phrase est sibylline au point qu’on ne peut définir qui est « l’enfant pauvre » – du mari ou de la femme – et auquel des deux le destin n’a fait qu’un prêt.

           Parti… revenu… amant ou mari, le pilote est surtout habité par sa vocation que l’avion détermine : cet avion, instrument « qui nous fait découvrir le vrai visage de la terre », rappelle Terre des Hommes (page 171). Alors « le pilote qui navigue quelque part, sur un tronçon de ligne, n’assiste pas à un simple spectacle. Ces couleurs de la terre et du ciel, ces traces de vent sur la mer, ces nuages dorés du crépuscule, il ne les admire point, mais les médite » (Terre des Hommes, page 154). Du ciel, il visite ce « monde en vitrine » (Courrier Sud, page 7), métaphore qui fige des visions au musée de la mémoire universelle.

Les spectacles de la Terre sont aussi variés que les pays survolés.

           Dans Courrier Sud, en vol, au-dessus de l’Espagne, « La terre, de là-haut, paraissait nue et morte ; l’avion descend : elle s’habille. Les bois de nouveau la capitonnent, les vallées, les coteaux impriment en elle une houle : elle respire ». La personnification se poursuit avec « Une montagne qu’il survole, poitrine de géant couché, se gonfle presque jusqu’à lui » (Courrier Sud, page 12). Ainsi Bernis exploite une perspective que seule sa position dans le ciel dessine. Il pare la nature de simplicité : « Des champs bien ratissés et des prairies. Un village posé à droite, à gauche un troupeau minuscule et, l’enfermant, la voûte d’un ciel bleu ». Pour le pilote, « Nulle fissure dans cette vision unie : il était comme à l’intérieur du paysage » (page 13).

           En Afrique, Bernis survole le Sahara : il « assistera ce soir au déshabillé de la terre » (page 14). Courrier Sud est un véritable album photographique du désert, avec « Le Sahara [qui] se dépliait dune par dune sous la lune […] Les vents alizés glissaient sans repos vers le Sud. Ils essuyaient la plage avec un bruit de soie ». Et, lors d’un vol qui d’ailleurs sera le dernier, Bernis découvre « Des dunes prises de biais, [qui] filent leur sable en longues mèches, et chacune se débobine pour se refaire un peu plus loin » (page 57).

           Le désert absorbe la richesse d’une réflexion sur l’éternité et engendre des images incomparables chez Saint-Exupéry. Bien sûr, prisonnier des sables en Mauritanie et, plus tard, en Libye, l’écrivain possédait des trésors de paysages immuables et cependant changeants. Terre des Hommes complète ses deux romans Courrier Sud et Vol de Nuit d’articles dont l’un s’intitule « Dans le désert ». Il fait découvrir au lecteur, au troisième chapitre, une fine observation de phénomènes météorologiques centrés sur la présence de deux libellules. Saint-Exupéry est seul à Cap-Juby : « Quelqu’un me parle de très loin. Est-ce cela l’instinct ? Il fait toujours frais. Mais j’ai reçu un avertissement […] deux libellules m’ont parlé […] Je monte sur une dune et m’assois face à l’Est. Si j’ai raison “ça” ne va pas tarder longtemps. Que chercheraient-elles ici, ces libellules, à des centaines de kilomètres des oasis de l’intérieur ? De faibles débris charriés aux plages prouvent qu’un cyclone sévit en mer. Ainsi ces deux insectes me montrent qu’une tempête de sable est en marche […] avant trois minutes la manche à air de notre hangar va s’émouvoir. Et qu’avant dix minutes le sable remplira le ciel. Tout à l’heure nous décollerons dans ce feu, ce retour de flammes du désert. Mais ce n’est pas ce qui m’émeut. Ce qui me remplit d’une joie barbare, c’est d’avoir compris à demi-mot un langage secret […] C’est d’avoir lu cette colère aux battements d’ailes d’une libellule » (page 192). Ce langage secret d’un monde qu’il observe au sol, et depuis le ciel, renseigne le pilote sur le mystère des éléments. D’ailleurs, parfois, il s’attribue un rôle de magicien du ciel, car « d’un mouvement de son poignet [le pilote] déchaîne ou retient l’orage » (Courrier Sud). Mais la vérité ressemble davantage à ce qu’éprouve Pellerin, dans Vol de Nuit, en affrontant la cordillère des Andes : « Il s’était senti, trop tard et sans bien comprendre comment, entouré par de la colère ». D’abord, simple observateur, Pellerin avait progressivement noté la modification des montagnes, que l’écrivain stylise en architecture sévère : « Des manteaux de pierre qui tombent droit » ; puis il personnifie ce monde devenu hostile : « ces pics innocents, ces arêtes, ces crêtes de neige, à peine plus gris, et qui pourtant commençaient à vivre – comme un peuple […] – tout devenait aigu : on les sentait pénétrer, comme des étraves, le vent dur. Et puis il lui sembla qu’elles vivaient et dérivaient autour de lui, à la façon de navires géants qui s’installent pour le combat » (page 88).

Particularités lexicales et stylistiques

Réseaux lexicaux

           Avec cet extrait nous abordons le choix d’un vocabulaire qui doit tout au réseau lexical de la mer. Les images déploient un faste qui associe la navigation aérienne à la navigation maritime. Les départs, par exemple, ressemblent à ceux des navires. D’abord, celui de Bernis, « aussi bien calculé que le lancement d’un navire » (page 5) ; « Jamais l’aquarium [le ciel] ne fut si lumineux, si vaste. Ainsi dans le golfe, un soir de régates : ciel bleu, mer bleue, col bleu et les yeux bleus du capitaine. Congé lumineux ».

           Nous notons les répétitions de l’adjectif de couleur qui paraît déposer une nuance pastel sur une image dessinée. Et ne croyons pas que cette accumulation ait été inconsciente chez l’écrivain ! Souvenons-nous que sa mère réalisait des pastels : portraits ou paysages ; que lui-même avait l’art inné du coup de crayon et que ses dessins dans Le Petit Prince seront coloriés en pastel. De plus, le mot « pastel » définit un procédé de coloration à partir de la plante crucifère désignée sous le nom même « pastel » – ou « guède » – et le principe colorant bleu est extrait de ses feuilles et de sa tige. La répétition volontaire de l’adjectif brosse un tableau de vacances en camaïeu. Le pilote projette sa plénitude sur le paysage.

           Dans Vol de Nuit les mêmes associations agréables, assimilées au clapotis d’un navire, font vibrer Fabien qui «entrait dans une rade immense et bienheureuse ». Il constate encore que « le ciel était calme comme un aquarium ».

           Au-dessus de la terre, il navigue dans l’espace et « Les collines, sous l’avion, creusaient déjà leur sillage d’ombre dans l’or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière : dans ce pays elles n’en finissent pas de rendre leur or, de même qu’après l’hiver elles n’en finissent pas de rendre leur neige » (pages 81-82). Il s’agit, bien sûr, de l’Amérique du Sud. Avec ce nouveau continent où l’Aéropostale charge et décharge le courrier, le paysage se transforme.

           Rappelons qu’après Cap-Juby, en 1929, Saint-Exupéry a suivi à Brest le cours supérieur de navigation aérienne de la Marine, et que Didier Daurat l’a nommé directeur de l’exploitation de la compagnie Aeroposta Argentina. Les aviateurs Mermoz, Guillaumet, Reine l’ont déjà précédé à Buenos Aires. Alors, le continent sud-américain devient le livre d’un nouveau monde que feuillette son héros Fabien « qui ramenait de l’extrême Sud, vers Buenos Aires, le courrier de Patagonie [reconnaissant] l’approche du soir aux mêmes signes que les eaux d’un port : à ce calme, à ces rides légères qu’à peine dessinaient de tranquilles nuages ». Le vocabulaire marin paillette de métaphores les maisons : « Alors [Fabien] saluait des ailes ce navire » (page 82). Les lumières sont des « phares » (page 83). « Fabien admirait que l’entrée dans la nuit [était] comme une entrée en rade, lente et belle ». Cette « entrée dans la nuit [était] comme une plongée ». Et quand le cyclone ballotte son avion, « Il sent des lames de fond profondes soulever et descendre l’avion qui respire » (page 84). Le pilote est assimilé à « un nageur entre deux eaux, plongeur qui remonte » (page 102). « Là, au milieu d’aiguilles et de chiffres [il] éprouvait une sécurité trompeuse : celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot » (page 113). Lors du dernier vol, son radio subit l’incertitude de l’appareil : « Il lui semblait que l’on se heurterait plus loin à l’épaisseur de la nuit comme à une mer » (page 99). Et avant d’être emporté vers les hauteurs vertigineuses, « Fabien pensait à l’aube comme à une plage de sable doré où l’on se serait échoué après cette nuit dure » (page 114).

           Dans les deux romans, la fascination qu’a toujours exercée la mer sur les navigateurs marins, Saint-Exupéry l’exploite au profit d’une navigation aérienne qui décuple les forces d’un destin réservé aux conquérants de l’espace. Notons encore, en ce qui concerne directement l’aviateur, une similitude avec les marins longtemps absents et qui font escale : « Ce monde, nous le retrouvions chaque fois comme les matelots bretons retrouvent leur village de carte postale» ; ou, dans le ronronnement de la machine, une comparaison entre « le grondement des moteurs et celui de la mer » ; enfin la découverte de Bernis mort, crucifié sur la dune, amène son ami à s’interroger sur ce dernier vol accidenté qui s’allégorise par une douloureuse métaphore : « A ta descente vers le Sud, combien d’amarres dénouées ? » Comme si cet échouage à sec n’était qu’une plongée de navire coulé…

           Le réseau lexical marin se diversifie aussi dans les images propres aux individus restés au sol, comme le « chef » Rivière de Vol de Nuit. Rivière, responsable au sol du transport du courrier par air, reste en permanence à l’écoute des avions qui se posent, repartent. Il est en attente : « Bientôt Rivière entendrait cet avion : la nuit en livrait un déjà, ainsi qu’une mer, pleine de flux et de reflux et de mystères, livre à la plage le trésor qu’elle a si longtemps ballotté » (Vol de Nuit). Comparaisons, métaphores, personnifications illustrent des expériences humaines qui deviennent des livres d’images arrachées au professionnalisme des pilotes de ligne : ils luttent, ils craignent, ils rêvent et parfois meurent… mais souvent aiment au hasard d’une escale. Alors l’appropriation d’un champ lexical marin s’interfère à des pulsions charnelles.

           La femme rencontrée à Paris, après la rupture avec Geneviève, Bernis la retient dans ses bras puis l’abandonne comme une noyée déposée par hasard à ses côtés : « Couchée en travers de [sa] poitrine, elle sent [sa] respiration [d’] homme monter et descendre comme une vague et c’est l’angoisse d’une traversée […] Elle se cramponne à lui, la tête renversée, les cheveux mêlés, tirée des eaux. [Elle] sort ou du sommeil ou de l’amour, cette mèche de cheveux collée au front, ce visage défait, retirée des mers » (page 50). Fabien, lui, se repose au creux du lit conjugal, serein, en accord avec l’épouse qui veille et le regarde : « Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien n’agitât son sommeil, elle effaçait du doigt ce pli, cette ombre, cette houle, elle apaisait ce lit, comme, d’un doigt divin, la mer » (page 101). Contemplant son mari, l’épouse « pensait à un beau navire ».

           Un autre exemple d’association lexicale transparaît dans le sermon que Bernis écoute à Notre-Dame. Le prêtre tisse des liens spirituels entre Dieu et les hommes : Dieu est « la marée » qui anime et se retire : « Que deviendriez-vous hors de ma demeure - sermonne le prêtre en chaire que Bernis écoute - hors de ce navire où l’écoulement des heures prend son plein sens comme, sur l’étrave luisante, l’écoulement de la mer ? » Cette prédication laisse Bernis désespéré. Il n’a pas trouvé la foi qui transporte les montagnes dans l’homélie exaltée, mais un rappel tranchant.


           Au choix d’un vocabulaire favorisant des images descriptives, Saint-Exupéry préfère parfois le symbolisme des objets, comme lors de sa découverte dans le désert de « petits cailloux noirs […] cette poussière d’astres : jamais aucun aérolithe – se fait-il la remarque – n’avait montré avec une telle évidence son origine […] Le plus merveilleux était qu’il y eût là, debout sur le dos rond de la planète, entre ce linge aimanté et ces étoiles, une conscience d’homme dans laquelle cette pluie pût se réfléchir comme dans un miroir » (Terre des Hommes, page 176). Il établit un rapport entre « les petits cailloux » venus du fond des origines cosmiques et la conscience humaine par le biais d’une comparaison avec « un miroir ». L’image reste très présente en sa mémoire, puisqu’il en parle dans Vol de Nuit. C’est l’inspecteur Robineau qui montre « cette poussière d’astres » au pilote Pellerin dont il cherche à capter l’intérêt amical. « Pour Robineau, comme pour tous les hommes, existait une petite lumière. Il avait éprouvé une grande douceur en tirant du fond de sa valise, précieusement enveloppé, un petit sac. Il l’avait tapoté longuement sans rien dire. Puis desserrant enfin les mains : J’ai ramené ça du Sahara » (page 95). La présence d’une immensité cosmique est sous-jacente à cette anecdote des météorites récoltées dans le désert, avec la réalité gravitationnelle que le pilote affronte. On pense au problème de la pesanteur qui est imagée dans la fatigue ressentie par les pilotes ; à la lourdeur de leur corps ; à l’arrachement du sol dans le décollage de l’avion qui s’élève grâce à la puissance des chevaux du moteur, donc de l’intelligence humaine. Sans oublier une autre dépendance stylisée à la fin de Vol de Nuit quand l’écrivain note « la lourde victoire » remportée par Rivière. Rappelons-nous que le premier titre de ce roman était Nuit lourde.

           Mais le pilote se libère des entraves du réel par la magie de la lumière qui irradie sur le monde ou qui s’efface derrière le mur d’une nuit avec laquelle il faut composer. La lune est la compagne salvatrice, « cette lumière de lampe, qui ne livre pas les objets mais les compose [qui] nourrit de matière tendre chaque chose » (page 25). Car, enfermé dans sa carlingue, le pilote fonce dans les ténèbres, interrogeant son altimètre, comme Fabien assailli de tourmente : « Que savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, à la vitesse d’un écoulement, son torrent noir ? » (page 122). « Il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu dans une ombre où tout se mêlait, une ombre d’origine des mondes » (page 123). Le réseau lexical de la lumière et des ténèbres se répercute en images diffractées : lumière, phare, étoile – ombre, nuit, opacité, mur invisible. L’antithèse majeure s’appelle le danger des nuages dans lesquels « circulait un lait de lumière », « Voie lactée » qui mène Fabien « parmi les étoiles accumulées avec la densité des trésors, dans un monde où rien d’autre, absolument rien d’autre que lui, Fabien, et son camarade, n’était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés » (page 125). Et on perçoit que le lexique fabuleux des « trésors » enrichit aussi toutes les allégories qui y font référence…

           De cette étude parcellaire ressort que l’image crée un lien entre l’écrivain qui médite et le lecteur qui interprète.

Constructions singularisées

           Mais cette rhétorique flamboyante doit beaucoup à la construction de la phrase, des coordinations, des répétitions qui cimentent un style, architecturant la pensée de l’écrivain philosophe, très attaché à la communication entre les hommes.

           La première particularité réside dans la liaison interne, ou de phrase à phrase, par le connecteur logique « et », c’est-à-dire « et puis ». Citons en exemple un dialogue entre Rivière et l’inspecteur Robineau qui reçoit des consignes sévères sur les primes à faire « sauter », sans quelconque état d’âme :

           « Rivière disait de Robineau : “Il n’est pas très intelligent, aussi rend-il de grands services”. Un règlement établi par Rivière était, pour Rivière, connaissance des hommes ; mais pour Robineau n’existait plus qu’une connaissance du règlement. « Robineau, pour tous les départs retardés, lui avait dit un jour Rivière, vous devez faire sauter les primes d’exactitude.
           — Même pour le cas de force majeure ? Même par brume ?
           — Même par brume.
           « Et Robineau éprouvait une sorte de fierté d’avoir un chef si fort qu’il ne craignait pas d’être injuste. Et Robineau lui-même tirerait quelque majesté d’un pouvoir aussi offensant. »

           Rivière donne ses directives pointilleuses. La construction avec la conjonction de coordination revient en répétition : « Et Robineau se retranchait dans son mystère […] Et Robineau se le tenait pour dit. »

Quatre constructions identiques qui scandent la discussion.

           Souvent la conjonction débute une phrase dont le sujet est un nom propre en dehors de toute discussion. Voici quelques constructions identiques relevées dans Vol de Nuit :
« Et Pellerin avait tapoté l’épaule de l’inspecteur » ;
« Et Rivière feuilleta les télégrammes » ;
« Et Rivière, songeant à l’équipage, eut le cœur serré » ;
« Et Rivière médite » ;
« Et Robineau, maintenant inutile, errait » ;
« Et Rivière luttera aussi contre la mort » ;
« Et Robineau s’effraie » ;
« Et Rivière, à pas lents, retourne à son travail ».

           Enfin, à l’avant-dernier chapitre, Robineau se voit attribuer un rôle de coordinateur après la décision de Rivière de poursuivre les vols de nuit malgré la disparition du pilote Fabien. Saint-Exupéry décrit ainsi le comportement de l’inspecteur :

« Et Robineau propagea l’étonnante nouvelle : on ne suspendait pas les vols de nuit.
Et Robineau s’adressa au chef de bureau :
« — Vous m’apporterez ce dossier pour que je le contrôle.
« Et, quand le chef de bureau fut devant lui :
« — Attendez !
« Et le chef de bureau attendit ».

           Dans cet extrait on note cette particularité systématique, mais aussi la répétition du vocabulaire. Beaucoup d’exemples pourraient être présentés avec la reprise de substantifs, d’adjectifs ou de verbes… Nous nous contenterons de conclure sur deux explications : la première serait le désir, chez l’auteur, d’établir une liaison entre les hommes et leurs réflexions ; une sorte de schéma sans rupture ou une accumulation pour mieux imager les faits ou les actes, ou les choses; la deuxième correspondrait à un style de dessinateur qui croque des personnages, décrit des situations ou des paysages, le crayon accomplissant son travail de reprise, de correction, de couleurs déposées avec insistance ou légèreté.

           Les lecteurs de Citadelle auront remarqué l’abondance de la conjonction « car », à valeur causale, qui débute de nombreux paragraphes. Nous citerons le chapitre XXII qui est construit en onze paragraphes avec la succession des liaisons de coordination
                                                  « Mais – Et – Car – Mais – Car – Mais – Car – Car - Et – Car ».

           Le chapitre XXXIX développe une anaphore très belle, à partir du terme « silence » repris cinq fois, à l’initiale de cinq paragraphes qui se suivent :

        « Silence des femmes » ; « Silence des hommes » ; « Silence des pensées » ; « Silence du cœur » ; « Silence de Dieu ».

           Nous illustrerons cette recherche stylistique par un extrait de Courrier Sud. Il s’agit d’un souvenir d’adolescents qui entouraient Geneviève, la saluaient, l’admiraient. Ce souvenir appartient à Bernis et à son ami qui décrit :

           « Car vous étiez fée. Je me souviens. Vous habitiez sous l’épaisseur des murs une vieille maison. Je vous revois vous accoudant à la fenêtre, percée en meurtrière, et guettant la lune. Elle montait. Et la plaine commençait à bruire et secouait aux ailes des cigales ses crécelles, au ventre des grenouilles ses grelots, au cou des bœufs qui rentraient ses cloches. La lune montait. Parfois du village un glas s’élevait, portant aux grillons, aux blés, aux cigales l’inexplicable mort. Et vous vous penchiez en avant, inquiète pour les fiancés seulement, car rien n’est aussi menacé que l’espérance. Mais la lune montait. Alors couvrant le glas, les chats-huants s’appelaient l’un l’autre pour l’amour. Les chiens errants l’assiégeaient en cercle et criaient vers elle. Et chaque arbre, chaque herbe, chaque roseau était vivant. Et la lune montait […] » (page 19).

           Cette description consacre toutes les particularités que nous avons soulignées. Et si nous regardons la première page autographe – entièrement raturée – du manuscrit de Vol de Nuit, nous comprenons que Saint-Exupéry choisissait ses images, son vocabulaire, ses tournures stylistiques avec une application qui exclut le hasard. Combien sont nombreuses les reprises, corrections surchargées ! Il savait travailler dans le moindre détail une atmosphère, un cadre de vie, des échanges, une vision directe ou mémorisée.

           Fait assez rare chez les écrivains de son époque, il parsème aussi ses descriptions ou narrations de phrases nominales qui déclenchent, en général, un réflexe d’émotion chez le lecteur :

           — « Cette plaine où traînait encore le soleil, en coulées obliques, allongées, à chaque minute plus élimées, ces vêtements d’or, çà et là sur l’herbe, à chaque minute plus fragiles, plus transparents et qui ne s’éteignent pas mais s’évaporent. Alors ce limon vert, sombre et doux sous l’air bleu. Ce fond tranquille » (Courrier Sud, 2e partie, chapitre I).

           — « Mais on arriverait. On suivrait une pente. Toujours cette image de pente […] Tout ce qui se passait venait à eux nécessairement. Toujours cette image de nécessité ».

           — « Têtue et douce. Si près d’être dure, cruelle, injuste, mais sans le savoir. Si près de défendre à tout prix quelque bien obscur. Tranquille et douce. (Courrier Sud, 2e partie, chapitre II).

           — « Cette simple étoile dans l’ombre : l’isolement d’une maison. L’une s’éteint : c’est une maison qui se ferme sur l’amour. Ou sur l’ennui » (Vol de Nuit, page 84).

Le Petit Prince

           Pour conclure cette étude nous avons rendez-vous avec des « images » qui prolongent par leur symbolisme le style imagé des romans Courrier Sud et Vol de Nuit et les descriptions de Terre des Hommes. Rendez-vous princier, par excellence, avec un personnage qui doit tout aux mésaventures de Saint-Exupéry dans les déserts.

           C’est en 1935, en Libye, que Saint-Exupéry accidenté en plein désert a découvert le renard des sables : un « fénech » d’une rare prudence, puisqu’il mangeait tous les matins des escargots accrochés aux herbes rares, sans dépouiller celles-ci. Il semblait calculer la part de nourriture bonne à prélever, sans anéantir cet élevage naturel. Saint-Exupéry lui parle : « Mon petit renard, je suis foutu, mais c’est curieux, cela ne m’a pas empêché de m’intéresser à ton humeur » (Terre des Hommes, page 227). Il en fera le symbole de l’amitié conquise. Est-ce là l’origine de cette œuvre qui a séduit des millions de lecteurs, chacun y découvrant sa propre vérité ?

           Nous savons que les dessins qui l’illustrent ont subi des variations. Il y eut des « ébauches de garçonnets » dont aucune ne fut retenue. Une première parution du conte en Amérique offrit une couverture associant le petit prince et un avion, symbole de l’auteur très apprécié outre-Atlantique pour son ouvrage Flight to Arras, publié en février 1942, deux mois après l’entrée en guerre des États-Unis, suite à l’attaque de Pearl Harbour. Puis une édition sans avion. En France Le Petit Prince sort en librairie en 1943. Depuis, il a été traduit en cent trois langues.

           Ce conte prolonge l’étude du style imagé de son auteur, non seulement en incorporant des images dues à son talent de dessinateur, mais surtout en structurant, au fil d’une fable intemporelle, un monde interstellaire qui sert de miroir à notre vie. Les quatre éléments essentiels que sont l’eau, le feu, l’air et la terre s’y trouvent représentés, chacun avec son symbolisme :

           * Le petit prince est un jardinier consciencieux qui arrose la fleur de son amour : le jardinier, fonction primordiale à laquelle Saint-Exupéry donne toute son admiration dans son chapitre « Les Camarades » de Terre des Hommes, car le jardinier « était lié à toutes les terres et à tous les arbres de la terre ». Fonction indispensable et principe vital avec l’eau qui lui avait tant fait défaut, lors de ses accidents et pannes en plein désert !

           * Le petit prince ramone les cratères de son astéroïde B 612, conscient de l’importance du feu, étincelle de vie et qui préserve celle-ci. Le mythe de Prométhée appartient à la culture universelle.

           * Le petit prince ne subit aucun vent qui serait signe d’orage. Mais « il profita, pour son évasion, d’une migration d’oiseaux sauvages » et s’envola. Et si nous observons son écharpe, elle est presque toujours en mouvement, de gauche à droite, ce qui est d’assez mauvais augure… deux fois, de droite à gauche. Le petit prince est donc caressé d’un souffle que l’on peut considérer comme le symbole de l’air, de notre atmosphère soumise aux variations de pressions, hautes ou basses.

           * Quant à la terre, c’est celle qui reçoit son petit corps piqué par le serpent, animal nuisible depuis la Genèse. « Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit, à cause du sable ». Saint-Exupéry reprend quatre fois en écho la petite phrase « Moi je me taisais », soulignant par cette anaphore son refus d’interpréter le message que l’enfant des étoiles transmettait au silence du désert.

           Ainsi le lecteur peut laisser libre cours à ses rêves… cela ne se passe-t-il pas au pays des mirages ? « Sur ce chantier désert d’ombre et de lune, [où] régnait une paix de travail suspendu, et aussi un silence de piège, au cœur duquel je m’endormis […] Je m’abandonnai […] aux enchantements de ma mémoire » (Terre des Hommes, page 178).

           Est-ce ainsi que le petit prince a capté le cœur de l’aviateur perdu dans les sables ? Par les « enchantements de [sa] mémoire » ?

           On peut le penser car reviennent toujours chez Saint-Exupéry des souvenirs d’enfance, de maisons accueillantes et protectrices : « Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais […] il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa présence […] J’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences » (Terre des Hommes).

           Marques du temps, de l’enfance, des paysages évanouis, tout concourt à guider l’écrivain perdu dans le ciel, le sable et même l’éternité de la mer, vers cette découverte d’un style qui mémorise en images. Lui qui écrivit dans ses Carnets personnels :

« L’image est un acte qui, à son insu, noue le lecteur. On ne touche pas le lecteur : on l’envoûte. »

« Le style c’est l’âme. »


NB : les références bibliographiques accompagnant les citations renvoient à Saint-Exupery (Antoine de), Œuvres, Paris, éditions Gallimard, collection « La Pléiade » n° 98, 1959.

la réalisation technique et artistique est due à Mme Sohier-Meyrueis